«La Politique de conversion de Matteo Ricci en Chine» de Jacques Gernet
Par Marie-Ève McCabe
Gernet, Jacques. «La Politique de conversion de Matteo Ricci en Chine», Archives de sciences sociales des religions, n⁰36, Jul-Dec.1973, p. 71-89
Né en 1921, Jacques Gernet est un sinologue français. Il s’intéresse à l’histoire sociale et intellectuelle de la Chine et il a souvent voyagé depuis 1949 en Chine, à Taiwan, à Hanoi et à Hong Kong pour ses recherches. Il fut diplômé en Chinois de l’École pratique des hautes études IVe section en 1948 et devint docteur en lettres en 1956. Il devint membre de l’EFEO et chercheur au CNRS. De 1955 à 1976, il fut directeur d’études à la Vie section de l’EPHE, puis à l’EHESS. Il a également enseigné la langue et la société chinoise à la Faculté des lettres de la Sorbonne de 1957 à 1975. De 1968 à 1973, il fonda et dirigea l’Unité d’enseignement et de recherche des Langues et de civilisations de l’Asie orientale à Paris VII. Par la suite, entre 1975-1992, il enseigna et fut en charge de la chaire d’histoire sociale et intellectuelle de la Chine au Collège de France. Gernet a aussi reçu plusieurs distinctions et a occupé de nombreuses tâches administratives. Par exemple, il fut le fondateur et le responsable d’un groupe de recherche au CNRS sur l’histoire des sciences en Chine, en Corée et au japon entre 1986-1993.
Dans son texte, Gernet explore les efforts de Matteo Ricci, fondateur de la mission jésuite de Chine, pour convertir les Chinois au christianisme au XVIe siècle et pour mieux comprendre leurs pratiques religieuses grâce au syncrétisme. Dans son texte, l’auteur traite de la stratégie unique à la Chine qu’a utilisée Ricci, puis du fait que les missionnaires ont dû s’adapter selon la situation politique et l’évolution intellectuelle au tournant des années 1600. De plus, en prenant exemple sur Matteo Ricci, Gernet souhaite montrer que les missionnaires ont joué un grand rôle intellectuel durant cette période.
Premièrement, Gernet écrit que dans ses mémoires, Matteo Ricci était conscient des ressemblances entre les deux discours religieux (par exemple, le paradis et l’enfer) et a donc essayé d’en tirer profit en faisant des analogies, même si elles étaient imaginaires. En effet, partout en Asie, les missionnaires furent considérés par les habitants comme des pratiquants d’une certaine forme de bouddhisme (des bonzes) et la conversion fut donc confuse au départ. Par exemple, en Chine, les Portugais ont d’abord voulu introduire le culte de la mère de Dieu, qui fut bien accueillie dans la province de Canton, car les gens pouvaient l’associer à la déesse Mazupo, déesse des marins et du ciel. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, Gernet affirme qu’il y a eu une tendance permanente et durable au syncrétisme entre le christianisme et les pratiques religieuses chinoises, mais que celle-ci fut très forte seulement aux premiers contacts, au moment où les deux protagonistes étaient ignorants l’un envers l’autre. Il était impossible de convertir sans faire appel aux comportements et aux représentations qui ressemblaient au bouddhisme. Autrement, le christianisme n’aurait pu s’implanter en Chine. Une méfiance s’installa rapidement, en plus du contrôle des missionnaires. Ricci s’inquiétait de cette situation précaire, ne voulant pas que les rares conversions obtenues ne subsistent pas et que les efforts d’adaptation soient réduits en poussière. Donc, Ricci avait pour stratégie d’intégrer lentement la société chinoise avec une bonne connaissance de la langue et de la culture. Ricci ne voulait convertir massivement dans les premières années.
De cette manière, considérés comme des bonzes, les missionnaires de Ricci siégèrent d’abord sur les conseils de Valigmanu à Canton entre 1583 et 1594. Les lettrés chinois, mieux informés, n’étaient pas dupes de cette stratégie de mettre l’accent sur les liens entre le bouddhisme et le christianisme, mais il y a eu des conversions chez des gens issus de classes populaires.
La situation des missionnaires évolua complètement en 1595, lorsqu’ils furent intégrés comme lettrés. Ce changement de statut social leur permettait d’acquérir une plus grande autorité grâce à leur maitrise du chinois et de leurs connaissances sur la société chinoise et la morale (par l’étude des Quatre livres). Les missionnaires ne furent jamais près du pouvoir, car ils ne purent jamais s’entretenir avec les empereurs Ming. Par contre, ils ont pu se rapprocher de la haute société chinoise, dans laquelle le bouddhisme était moins répandu. Les hautes classes s’intéressant plus à l’Europe, la formation des jésuites leur permit de partager leurs connaissances techniques et scientifiques et ainsi attirer leur attention. Ricci voulait aussi mettre l’accent sur les éléments moraux des textes (par exemple l’existence de Dieu). Ainsi, les lettrés chinois pouvaient trouver les missionnaires cultivés et adhérer plus facilement à leur pensée.
Deuxièmement, Gernet soutient que les missionnaires ont rejoint une tendance de réinterprétation des classiques de l’époque en misant sur leur compréhension réelle. Il y a eu un renouveau vers 1600 de la pensée chinoise et du bouddhisme et les missionnaires ont pu s’adapter à cette situation avec leur compréhension de la vie politique et intellectuelle. Par exemple, il eut l’école de Taizhou, représenté par Li Zhi, qui avait des tendances libertaires, qui rejetaient la morale conventionnelle et qui mettaient l’accent sur la spontanéité pour transcender les notions de bien et de mal. On remarque aussi qu’il y avait du syncrétisme entre le confucianisme et le bouddhisme dans plusieurs écrits. Dans ce contexte, l’affaire des placards éclata, où un texte souhaitant la destitution du prince hériter fut accroché sur les portes des appartements des parents de l’empereur et de hauts fonctionnaires. Une répression contre des bouddhistes eut lieu et Ricci s’en réjouit, alors qu’il avait auparavant été en bons termes avec Li Zhi. Ricci tissa des liens avec des orthodoxes, le mouvement du Donglin, plus préoccupé par la pratique et la morale que par la philosophie (qu’ils trouvaient déconnectée de la réalité). Donc, comme la vie intellectuelle et politique était très liée, les missionnaires ont pu s’introduire dans le milieu lettré et y évoluer selon les événements. Leur contribution dans la vie politique et dans la production intellectuelle fut non négligeable. Les conversions furent peu nombreuses, mais des lettrés ont pu adhérer au christianisme comme ils jugeaient qu’il n’était pas en contradiction avec leurs traditions.
Ce texte est pertinent pour son analyse des motivations des premières missions jésuites, ainsi que pour comprendre que même si les conversions furent minimes, les missionnaires surent s’élever socialement et évoluer dans le paysage politique. Aussi Gernet développe beaucoup sur la personnalité et la mentalité du personnage emblématique de Matteo Ricci pour expliquer la stratégie des missionnaires, ce qui permet de mieux comprendre les actions posées par ceux-ci. Gernet fait aussi des parallèles avec la situation des missionnaires au Japon, ce qui permet de constater l’unicité du cas chinois.
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